« Euh, non merci. » Gert De Mangeleer, chef triplement étoilé du restaurant Hertog Jan à Zedelgem, détourne la tête lorsque je lui tends un sac de plastique rempli de fourmis et de larves sur le marché de Rattanakosin Island. Elles sont légèrement acides, mais plutôt insipides. En ce début juin à Bangkok, il fait chaud et humide: la saison des pluies bat son plein.
Au marché matinal de Trok Mor, Gert De Mangeleer et David Martin, chef étoilé du restaurant La Paix, se risquent à goûter au durian, ‘the king of thai fruit’. Son odeur est si forte qu’il est même interdit dans les hôtels et les avions. Nous lui découvrons une saveur entre banane et litchi. « Pas trop mal en fait« , reconnaît David Martin. « Je fais un ou deux voyages par an. Pour apprendre et comprendre les produits, les épices et les techniques, et ensuite, les utiliser à ma façon. Je ne fais pas un copier/coller de la cuisine thaïlandaise, hein… » Ces dernières années, son restaurant d’Anderlecht a fait l’objet d’une métamorphose: seulement 22 couverts contre de 100 auparavant, une note de 17/20 chez Gault & Millau et, selon certains, une deuxième étoile Michelin en perspective.
La métropole de la street food se déploie sur Nang Loeng, un marché qui ferme après l’heure du déjeuner. Arkané Sawangkamol, notre guide, nous recommande d’éviter de consommer la viande crue et exprime des doutes quant à la résistance de notre système immunitaire. « C’est dangereux! », s’exclame-t-il. Par contre, bouillie ou frite, on a le feu vert et, heureusement, parce que le ragoût de boeuf qui mijote depuis cinq heures, préparé avec de l’anis étoilé et une foule d’épices, est irrésistible. Gert De Mangeleer goûte également les beaux et tendres morceaux d’estomac, de joue et de cou. Plus loin, on prépare sous nos yeux de délicieuses crêpes à base d’oeuf, de tofu, d’arachides, de poivre, de noix de coco, de haricots et de farine de tapioca pour le croustillant.
Beauté et magie
« Par moments, je trouve que les marchés sont sales« , avoue Gert De Mangeleer. « J’y découvre des nouvelles saveurs fantastiques et des super curry, mais j’ai aussi vu des rats. Et je suis quelqu’un de difficile. »
Certains étals sont installés depuis 40 ans. Tanes Petsuwan, vice-gouverneur de l’Autorité du tourisme de Thaïlande, reconnaît que la nourriture de rue est ici indélogeable. « Elle est trop profondément enracinée dans notre culture et notre identité. Nous mangeons 24 heures sur 24« , explique-t-il. Récemment, la nouvelle a fait le tour du monde: la Thaïlande veut bannir des dizaines de milliers d’étals de la rue. « Même si on le voulait, ce serait impossible« , déclare Mason Florence, un influent foodie new-yorkais qui vit ici depuis 12 ans. « À chaque coin de rue, ils pullulent et réapparaissent, tels des fleurs, comme par magie. »
Trop piquant
Si Bangkok est la capitale de la street food, elle est également une destination gastronomique. Cet automne, Michelin lancera un premier guide rouge pour Bangkok. Invité par l’Office du Tourisme thaïlandais à découvrir les meilleures adresses gastronomiques, Gault & Millau pourrait lui emboîter le pas avec l’intégration d’un spécial Thaïlande dans l’édition Benelux présentée le 6 novembre prochain.
Le restaurant Celadon, à l’hôtel Sukhothai, est une adresse incontournable. Gert De Mangeleer encense le goût des nouilles de riz fermentées au ‘sweet chili’ et à la sauce aux arachides. La traditionnelle soupe tom yam avec Saint-Jacques, calamars, crevettes géantes, couteaux, palourdes et moules est presque immangeable tant elle est relevée. Le ‘snow fish’ au curry jaune décroche un 17+ selon Gault & Millau. Et, selon Marc Declerck, administrateur délégué de Gault & Millau Benelux, le dessert au thé, riz et noix de coco trouverait aisément sa place au Hertog Jan. Gert De Mangeleer éclate de rire: n’exagérons rien!
Ce dernier a couru douze kilomètres le matin même. Le soir, au bar, il fume son cigare rituel, accompagné d’un verre de vin, comme à la maison, après le service, vers deux heures du matin. Bien qu’il soit rarement chez lui ces jours-ci: il officie à l’hôtel de luxe Vila Vita Parc à Porches, au Portugal. Après ce voyage, il passera une semaine en Belgique, après quoi il sera au Mume, un petit restaurant à Taipei. « Bouger est important: c’est une source d’inspiration, tant pour notre bistro L.E.S.S. que pour Hertog Jan« , affirme-t-il. « Ce n’est pas à Zedelgem que je rencontrerai de grands chefs. »
Ici, à Bangkok, il a rendez-vous avec Litti Kewkacha, blogueur et propriétaire du restaurant Kio et d’une chaîne de magasins et de restaurants de desserts en Asie. Et, surtout, il est ‘taste maker’: il octroie les points pour les ‘World’s 50 Best Restaurants’, la liste des listes dans laquelle Gert De Mangeleer aimerait figurer un jour. « Il veut nous inviter à cuisiner avec de grands chefs locaux. Nous ne pouvons pas nous limiter à la Belgique et, vu notre 61ème position au World’s Best, nous accueillons déjà beaucoup de clients venus du monde entier et un tiers de notre personnel est étranger. »
Gaggan style
Nous sommes impatients d’entrer dans le ‘test lab’ de Gaggan Anand, top chef candidat aux trois étoiles. Ici, pas de fourneaux, mais de diaboliques machines. Le numéro 1 sur la liste Asia’s Best et numéro 7 au classement du World’s 50 Best est ouvert 365 jours par an et propose une ‘progressive indian kitchen’. En 2020, le restaurant s’installera à Tokyo.
25 préparations se succèdent à toute allure. Le biscuit d’aubergines lyophilisées et pulvérisées avec chutney d’oignons et bonbon épicé au piment est délicieux, comme le curry de cervelle de chèvre. « C’est exactement El Bulli« , déclare David Martin en goûtant le foie de poulet enveloppé de noix de coco. Si le taco est passable, le foie gras avec marshmallow au yuzu grillé est top. Dans la lumière tamisée, apparaît un morceau de bois de cèdre brûlant accompagné d’un bar enveloppé de feuilles de bananier, servi dans une marinade qui fait penser au wasabi: la finesse du poisson n’est pratiquement plus décelable. La préparation originale d’aubergines avec légumes travaillés en cendre noire génère une sensation particulière en bouche. Et le curry de homard parfaitement cuit accompagné d’une crêpe indienne fermentée (dosa) prend presque les proportions d’un vrai plat.
Moins de deux heures plus tard, nous avons avalé le quatrième dessert. « C’est comme si nous avions été embrassés par 25 femmes avant de rentrer à la maison« , résume David Martin. « C’est un peu trop pour moi. Tout est parfait, de la conception à la synchronisation, mais je n’ai rien appris sur la technique. Quand je travaille mon produit, avec du beurre, de l’huile, du charbon, je suis en transe. Je respecte l’univers du chef, mais il me manque la satisfaction individuelle et intellectuelle des plats. »
Nous nous rendons également au restaurant Sühring que les frères jumeaux allemands Mathias et Thomas Sühring ont ouvert à Bangkok. « Pour les Thaïlandais, le ‘foreign food’ est très tendance« , explique Arkané. « Les Asiatiques sont curieux et la classe moyenne est en quête d’expériences nouvelles, surtout en matière de vins européens. » Ainsi, un an après son ouverture, Sühring -dont un des investisseurs n’est autre que Gaggan Anand- s’est hissé à la 13ème place des Asia’s 50 Best. Avant, les frères avaient fait leurs armes au restaurant néerlandais trois étoiles De Librije.